Martin Eden, Jack London

Episode 1 | À la poursuite de l'ultime littéraire

Gaspacho de culture
6 min ⋅ 16/12/2022

Publié en 1909, Martin Eden est un roman quasi-autobiographique de Jack London, écrivain-baroudeur américain, entré aujourd’hui au Panthéon de la littérature venue d’outre-atlantique. 

Jack London, en détente dans sa bibliothèque après avoir noirci tout ce qui est dans les casiers derrière. Jack London, en détente dans sa bibliothèque après avoir noirci tout ce qui est dans les casiers derrière.


L’Histoire

ÉTATS-UNIS, DÉBUT DU XXÈME

 

Il était beau comme un enfant, fort comme un homme

Par deux fois, il referma le livre sur son index pour vérifier le nom de l'auteur. Swinburne ! Il se souviendrait de ce nom. Voilà un gars qui avait le coup d'oeil, qui savait rendre les couleurs et les lumières. Mais qui était Swinburne ? Était-il mort depuis cent ans et plus, comme la plupart des poètes, ou vivait-il et écrivait-il encore ? ...oui, il avait écrit d'autres livres. Et bien, dès demain, à la première heure, il irait à la bibliothèque publique pour essayer de dénicher d'autres bouquins de ce Swinburne

Martin Eden est un jeune matelot quasi-analphabète, aux mains calleuses et aux yeux déjà fatigués par la mer. Un soir, tandis qu’il pose pied à terre, il voit un frêle jeune homme se faire rouer de coups sur le port par plusieurs autres, moins frêles. Ne supportant déjà pas l’injustice, il vole à son secours et, tel un héros en marinière, fait regretter aux escogriffes de s’en être pris à plus faible qu’eux.  

Le jeune homme, après s’être épousseté, invite Martin Eden chez lui pour le remercier. C’est à ce moment précis que commence l’histoire de l’un des plus beaux romans américains jamais écrits (de l’avis tout à fait objectif de Shatan & Fosco). 

Le garçon en question n’est autre qu’Arthur Morse, fils d’une riche famille américaine, et surtout, le frère de Ruth Morse… Mais Martin ne le sait pas encore. Il met gauchement les pieds dans la demeure bourgeoise des Morse, et se retrouve dans un univers dont il ne maîtrise ni les codes, ni les usages… Un éléphant dans un magasin de porcelaine, Cyril Hanouna à l’Académie française, bref… un marin dans un manoir. Il est d’abord subjugué par une peinture, exposée au hasard d’un couloir, puis par un recueil de poésie de Swinburne. Entre alors Ruth, jeune, belle et ingénue – on est au début du XXème. 

Martin Eden tombe amoureux d’elle au premier regard, tandis qu’elle s’intéresse de près à ses aventures et les nombreuses cicatrices qui parsèment déjà sa bouille d’enfant. Très rapidement, il comprend qu’il n’a pas d’autre choix que de s’instruire pour conquérir Ruth.

Il s’enferme avec des livres, apprend d’abord les bases de l’éducation, passe quelques certificats ; puis il compose des sonnets, en publie quelques-uns, écrit de petites histoires qu’il envoie à de nombreux éditeurs, jusqu’à parvenir, enfin, à publier. 

Sisyphe Eden

Si elle pouvait ressentir la faim et la soif, le chaud et le froid, alors elle pouvait ressentir aussi l'amour - et l'amour pour un homme. Eh bien, pourquoi ne serait-il pas celui-là ? N'était-il pas un homme ? "À moi de me montrer à la hauteur, murmurait-il avec ferveur. Je serai cet homme-là. Je serai à la hauteur.

Entre temps, il séduit Ruth, qui accepte de le prendre pour fiancé. Ruth, elle, aime beaucoup son côté baroudeur, mais l’instabilité financière (et mentale, on sait de quoi on parle) des écrivains n’est pas sa tasse de thé. Alors, elle le pousse à accepter un travail dans l’entreprise familiale, ce à quoi il se refuse – à juste titre. Il décide de continuer à écrire en multipliant les petits boulots, notamment dans une laverie tenue par un certain Joe Dawson. Il vit d’abord chez sa sœur et son beau-frère, avec qui c’est la guerre des tranchées – bien qu’on soit en 1909, vous l’avez ? – ; puis loue une chambre chez une femme nommée Maria, à qui il vouera une affection sans failles. 

C’est dans cette succession de galères et de manuscrits refusés qu’apparaît Brissenden, un poète riche et cultivé qu’il rencontre en dinant chez les parents de Ruth. Il l’aidera à se faire un nom, et Martin Eden connaîtra enfin le succès le jour où s’éteindra son mentor. 

Brissenden était un socialiste convaincu, et, par raccourcis, les journaux titrent rapidement que Martin aussi « en est ». Ruth le quitte immédiatement, ne supportant pas d’être associée à cela.

Martin tombe dans une profonde dépression, à mesure que tous ses écrits précédemment refusés sont publiés. Plus l’argent et le succès frappent à sa porte, moins il est heureux.

 La chute

Il sombrait dans les ténèbres. Et au moment où il le sut, il cessa de le savoir.

Ruth – quelque peu opportuniste – revient lui déclarer son amour, et il la congédie. 

Lorsqu’un éditeur ou un journaliste l’invite à dîner, il répond simplement « j’avais déjà tout écrit ». Martin Eden ne comprend pas pourquoi personne ne lui tendait la main quand il tirait le diable par la queue, alors que les textes pour lesquels il est porté maintenant aux nues étaient déjà sortis de sa plume. 

Sa personnalité se dédouble, il n’écrit plus. Il a le sentiment qu’on aime le crève-la-faim qu’il a été, et qu’on l’admire aujourd’hui pour les mauvaises raisons. Martin Eden se suicide en se jetant par le hublot d’un bateau, dans l’une des plus belles scènes jamais écrites. 

 


Le détail qui tue. 

Le jour où il décide de s’instruire, Martin Eden achète deux objets : une bicyclette, pour se rendre sur son lieu de travail, et une machine à écrire, qu’il paiera à crédit. Ce sont deux symboles d'élévation sociale avec lesquels joue Jack London tout au long du roman. Chaque période du parcours de Martin Eden est illustré par sa relation avec sa bicyclette et sa machine à écrire. 


Le sens ? 

Ce livre est celui d’une quête qui n’aboutit pas. Martin Eden cherche l’amour de Ruth, il trouvera la passion des lettres. Il cherche le succès, il trouvera la dépression. C’est aussi un livre sur le mépris de classe. Il finira par trouver la famille de Ruth – ces bourgeois qui l’impressionnaient au départ – inculte et superficielle. Jack London et Marcel Proust auraient-ils plus de points commun qu’il n’y parait… 


Bonus

Nekfeu a écrit une chanson dans laquelle il se compare à Martin Eden (ça va, on te dérange pas, Nekfeu ?). Mais comme elle est cool, la voici :

https://www.youtube.com/watch?v=y8ay_H5UBSI

Gaspacho de culture

Par Alexandre Galien, pour Shatan & Fosco